Le petit royaume de la lecture |
Une journée extraordinaire.
Sous un soleil implacable, tous étaient allongés sur des serviettes qui les isolaient d’un pont brulant, j’étais l'un d'eux, assis à l’ombre d’une cloison et je regardais le large, je voyais deux univers séparés par une ligne, comme une frontière, deux pierres posées l'une sur l'autre qui ne pourraient jamais se fondre en une.
C'était une ligne d'horizon une ligne imaginaire, insaisissable pourtant si présente, indispensable pour faire le point au sextant.
L'horizon semble être et ne pas bouger mais on ne voit jamais le même horizon qui est sans cesse en mouvement, on peut raisonnablement jusqu'à aller à se poser la question de savoir si deux horizons identiques existent, littéralement on l’écrit mais mathématiquement parlant, c'est un puit sans fond de perspectives.
Nous étions plusieurs à porter nos regards vers le large à chercher quelque chose qui n'y était pas ou à attendre quelque chose qui ne venait pas.
On ne se connaissait pas tous et nous étions pourtant sur le même bateau, nous faisions tous partie du même équipage.
C'est absolument incroyable de ne vouloir penser à rien et ne jamais y parvenir. Je recherchais cette absence de pensée dans la pureté de ce fantastique décor, immense et vide, seulement constitué de nuances de bleu.
Se vider l’esprit, ne penser à rien, ne pas penser…
Est-ce que la beauté d'un spectacle peut empêcher une pensée de naitre ? J'aurais aimé pouvoir répondre oui mais pour ce qui me concerne la réponse est non parce que c’est précisément à cette pensée que je détournai la tête et quittai des yeux le bleu de l'océan pour le porter vers mes compagnons de voyage.
Rien ne bougeait, l'océan était d'huile, le ciel sans nuage était parfait, lisse, translucide. Sur le pont rien ne bougeait d'autre que mon regard qui se portait de l'un à l'autre de ceux qui comme moi, assis, regardaient vers le large ou allongés, bronzaient. Le bateau avançait à 12 nœuds et tout restait figé tel une peinture de tempête marine d'Ivan Aïvazovski dans un musée. Nous étions cette peinture vivante.
Les tableaux regorgent de scènes de tempêtes, de naufrages, de malheureux marins accrochés à des radeaux ou des mats arrachés et cassés flottants à la dérive au milieu de flots déchainés. Il faut marquer les esprits, satisfaire notre macabre curiosité, le curieux comme moi, s’arrête, admire, craint et passe au tableau suivant, tout à l’inverse, le calme et sa beauté n’envahissent pas les salles et il est rare de trouver une peinture représentants des marins à bronzer sur le pont, il n'est pas utile de se prévenir du bien-être, alors qu’une tempête….
A ces pensées, sous ce soleil de plomb, au milieu de ce silence souverain retentit la sirène de l’exercice sécurité journalier.
En quelques instants le bateau s'est transformé en une fourmilière menacée, chacun connaissait son rôle et allait rejoindre son poste puis quelques minutes plus tard, tout fut figé une nouvelle fois. Ce fut un nouveau tableau d'un bateau en mer prêt à se défendre contre un incendie imaginaire. Les lances à incendie avaient envahies les coursives et les ponts et couraient partout sous pression, chacune avait ses servants, un générateur de fumée pour parfaire cette simulation était en place, l'éclairage éteint, cela rendaient la zone de l'exercice assez proche d'une réalité imaginaire . Nombreux étaient ceux qui devaient s'équiper de tenue de protection particulière. Le port de ses tenues de protection était épuisant sous cette chaleur et les personnes suaient à grosses gouttes que l'on voyaient, à travers les visières de leurs masques, perler sur leur visage. C'était très éprouvant pour les personnes qui les portaient.
L'exercice terminé, toutes les manches furent vidées, roulées et remises à leurs différentes places, les grosses combinaisons furent retirées péniblement, tout rangé, chacun a repris ses occupations, le rythme journalier de la vie à bord est rapidement revenu. Je retournais sur le pont quelques instants. Lorsque j'y arrivais, les dernières traces d'eau rependues pendant l'exercice, s'évaporaient à vue d'œil et quelques instants plus tard le pont sec et brulant appartenait de nouveau libre aux personnes désireuses de bronzer.
J'allais préparer la salle à manger pour un repas du soir festif organisé pour célébrer un anniversaire.
La préparation fut assez rapide du fait de cette navigation tranquille, aucune précaution particulière pour la vaisselle ne fut prise. Les assiettes et les verres furent disposés et posés rapidement. On est allé chercher du vin dans une soute. On en a pris plus que de raison, il faudra bien faire la fête. Les bouteilles disposées sur les tables remplaçaient la banderole joyeux anniversaire qui nous manquait. C'était agréable de croiser des personnes qui portaient un sourire entendu. Tout était prêt.
Mon quart terminé, quelques heures plus tard, j'entrais dans la salle à manger.
La porte n'était qu’entrouverte que déjà de lourdes odeurs, chaudes, d'alcool et de nourriture m’emplissaient les narines. C’était désagréable, c’était un repoussoir plutôt qu’une invitation, à cette pensée qui me fit sourire, j’entrai franchement.
La salle à manger était à moitié vide. Il restait les mêmes plus solides que d’habitude qui ne rateraient jamais l’occasion de faire la fête.
Je m’installai et commençai à diner dans une ambiance bruyante et festive.
Au même instant sur l'aileron bâbord du château, une autre scène se déroule, beaucoup plus calme, loin des yeux, loin de tout, isolée, intime, anonyme.
Un marin était assis sur le pont, son visage était caché dans une ombre, adossé à la cloison, il dort peut être, il ne bouge pas, ne dit rien, son regard se perd dans la nuit éclairée par une splendide voute céleste couverte de mille scintillements d'étoiles. Il est là, au sein de ce calme, dans la douceur de la nuit dans laquelle il se fond.
Qu'est ce qui l'a amené, depuis combien de temps est-il là? Il attend.
Titubant quelque peu en sortant de la passerelle, une personne approche, elle aussi admire le ciel, apprécie cette douceur. Elle s'appuie contre l'aileron comme pour reprendre ses esprits. Il reste là de longues minutes. L'air plus frais de la nuit lui fait du bien, il n'aime pas le bruit qu'il vient de laisser à la salle à manger ou se déroule cet anniversaire qui finalement l'ennui. Toutes ces personnes qui chantent et boivent le fatiguent. Il est avec eux et partage leur quotidien mais il est étranger à leurs manières et de longues années passées à bord n'ont pas modifier ses sensibilités, ses orientations, ses valeurs, son jugement. Il cherche une personne semblable à lui, il cherche une personne à qui il confierait son amour des traversées, cette envie de voyager dans les étoiles, cette envie de travailler, cette envie de sérénité, de calme, cette admiration de ce qui est beau. Il partage le fond de cette vie mais pas sa forme.
Il le sait ces années l'ont enfermé dans une cage de laquelle il lui sera très difficile de sortir. Le monde n'est pas à l'image de ce qu'il voudrait qu'il soit.
Chaque heure, chaque jour, chaque année qui passe apporte de l'épaisseur aux barreaux de cette cage et l'empêche de vivre, il en est désormais certain.
Il est persuadé d'avoir raison, ce n'est pas lui qui devrait se sentir enfermer mais comment lutter à un contre dix mille.
Sur l'aileron l'esprit à vif, le désir de s'envoler vers le ciel, de libérer son esprit enfermé, il cherche le calme et finalement le trouve à travers la beauté de ce qui l'entoure, la mer, la nuit, les étoiles, le merveilleux.
Il tourne légèrement la tête vers l'arrière et connaissant parfaitement le bord et tout ce qui s'y trouve aperçoit une ombre qui ne devrait pas y être, sa curiosité le fait s'en approcher, comprend que ce sont les jambes d'une personne qui se trouve assise. Il s'en approche encore jusqu'à se trouver debout face à lui.
Sans se voir, ils se regardent. Un silence s'en suit.
En s'asseyant et sans reconnaitre la personne à qui il s'adresse, il l'interroge et lui demande pourquoi il n'est pas en bas avec les autres à faire la fête.
Aucune réponse ne vint. Un silence ressenti très long, s'ensuivit.
Il s'assit également, ni trop près pour ne pas sembler vouloir être dérangeant, ni trop loin pour pouvoir engager une conversation sans avoir à parler trop fort.
Il essayait de voir son visage mais l'ombre dans laquelle il se trouvait faisait un trop fort contraste avec le ciel lumineux des étoiles qu'il lui était impossible de voir et rien ne laissait deviner le moindre trait de son visage.
Assis, calmes, quelques mots échangés sur la beauté du firmament qui les enveloppait, firent et vit naitre un infime lien qui les unit ces quelques minutes.
Ils cherchaient chacun de leur côté la solitude pour des raisons qui leur étaient propre. Une conversation calme et sereine s'engagea.
La simple et splendide nuit profonde et calme en était la source, ce soir là, la beauté les a rendu vertueux.
Ils se posaient la question de savoir s'il était possible de se priver de la beauté du monde, de toute forme de beauté, d'une façon générale. Ils étaient d'accord pour dire que le beau existait bien qu'ils s'accordassent à admettre que les gouts et les couleurs ne se discutaient pas.
Ils avaient deviné l'un de l'autre qu'ils savaient être conscient de ce qu'ils avaient sous les yeux, que d'autres ne verraient jamais et n'imagineraient pas un instant que cela puisse exister, d'autres encore y resteront toujours indifférents.
La création du monde par Dieu pour l'un vint frontalement s'opposer à la création du monde scientifique de l'autre.
La beauté est partout, pas seulement la haut, dit-il en regardant le ciel, il expliqua que c'est très difficile à ressentir, à comprendre mais être aveugle est une richesse pour celui qui a la foi et il semble plus aisé de percevoir la beauté de l'âme sans voir la beauté des choses qui nous entourent.
On se croit puissant, on est si faible, on se croit grand, on n'est rien, un tremblement de terre nous réduit à une totale impuissance, nous rend insignifiant devant les forces titanesques qu'il représente.
Tout cela pouvait les mener à des discussions sans fin et ils ne le souhaitaient pas un instant! Ils s'attachaient donc à expliquer leur propre façon de voir et de comprendre et ils s'efforçaient de le faire de la plus simple façon qui soit, utilisant des mots simples et définis qui n'apportent ni nuances ni sous-entendus...
Pour l'un, l'homme est prétentieux mais l'extase ne doit pas être le point final pour l'autre qui cherche à comprendre.
A la question, pourquoi préférer la tranquillité de la passerelle, à la joyeuse ambiance d'anniversaire qui régnait en bas, il répondit franchement, honnêtement et sans mentir. La nature des hommes est un mystère qu'il lui faut essayer de percer, de comprendre, il croit en Dieu et veut entrer dans les ordres, devenir prêtre.
Il n'a que faire de cette ambiance qu'il connait pour l'avoir déjà partagée et préfère cette solitude, ses pensées et ses prières.
Paradoxalement et sans le savoir, l'un voulait parler, se confier, l'autre voulait écouter pour comprendre les mystères de l'homme, l'un avait besoin de partager ses pensées confuses, des pensées qu'il ne partageait jamais parce qu'il était seul, personne ne lui ressemblait, l'autre avait soif d'écouter les histoires racontées.
Etonné, son esprit un instant comme paralysé, la surprise de cette franchise ne dura qu'un très bref moment et il savait que spontanément il aurait dû y répondre. Il allait y répondre.
En un éclair tout fut clair, toutes les confessions obligatoire de son enfance au curé du village de sa jeunesse disparurent devant cette seule et vraie confession, franchise, à laquelle il était invité et à laquelle il était prêt.
Un mariage de ces deux esprits se fit, c'était un assemblage des deux, exactement ce qu'ils attendaient.
Ses mots fusèrent comme s'ils attendaient cet instant comme s'il s'était toujours attendu à être confronté à ce moment. Ce qu'il n'avait jamais pu partager, il pouvait l'exprimer en toute liberté et de plus, la personne qui l'écoutait le comprenait ou pour le moins accepterait sa vérité sans la juger. C'est un formidable moment de liberté.
Il voulait confesser, il allait entendre sa première confession.
Lui aussi jugea sévèrement cette ambiance d'ivrognerie qui régnait en bas et qu'il avait souvent partagée. Il ne l'aimait pas, ne l'avait jamais aimée, pour le moins, jamais lorsque l'alcool n'était pas trop présent. Certains individus l'exaspéraient bien plus que d'autres et il ne souhaitait pas les voir, encore moins les entendre ce qui, il le savait, arriverait de toute évidence dans ce genre de fête.
Lui aussi voulait aimer, vivre et rencontrer mais certainement pas de cette façon, pas dans ce genre de monde.
Il cachait ce qui était pour lui une faible et transparente personnalité en se fondant dans l'activité qui l'entourait et dans la masse.
Il se jugea plutôt sévèrement, se trouva des défauts, vida son esprit de tout ce qui y était enfoui, secrètement conservé depuis des années pour certains, des événements passés qui remontaient à son enfance, inconnus de tous, mais pas oubliés, des moments vécus qu'il avait toujours gardés en lui, comme de nombreuses victimes il se sentait incapable de parler, c'était en permanence terriblement toxique, l'éloignement ne favorise pas toujours l'oubli contrairement à ce qu'on dit et c'est le temps qui détruit tout, il en est toutefois qui sont ineffaçables.
Sa confession fut quelques fois interrompu par des questions brèves comme s'il fallait confirmer son récit. Il avait trouvé un monde qui lui plaisait mais il aurait aimé cette même activité d'une autre façon, en d'autres termes, avec d'autres esprits.
Cet échange de paroles dura quelques minutes.
Il parla, il écouta. L'un et l'autre avaient trouvé ce qu'ils cherchaient ce soir-là.
Terminée, il attendit un court instant puis se leva, regarda encore cette ombre puis se dirigea vers la passerelle ou il entra avant de redescendre vers sa cabine. Allongé sur sa bannette il repensa à cette incroyable soirée où il avait pu partager ses pensées sans peur d'être jugé ou condamné. Les hommes évoluent au même rythme lent des sociétés bien trop souvent intolérantes. Il se sentait bien mais savait qu'il n'était pas pour autant libre de vivre sa vie.
Il avait fait un premier pas et pour la première fois depuis des années, libéré d'un énorme poids, il s'endormit d'un sommeil léger.